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mercredi 17 juin 2015

De l'inspiration...


© Misha Gordin

Chaque auteur à sa question bête noire qu'il croise pourtant à chaque rencontre... Certains ne supportent pas qu'on leur demande leur âge, ou s'ils ont des enfants, ou quel est leur livre préféré. Moi je m'en fous (36, oui, Wiki). Par contre, le truc qui me fait venir des palpitations à chaque fois c'est "Où trouvez-vous l'inspiration ?" parce que j'ai envie de hurler :

l'inspiration ça n'existe pas !


... mais comme je suis une fille polie je me retiens et je bafouille une pseudo explication. Parce que c'est long, mais que ça vaudrait le coup de prendre le temps. Alors aujourd'hui je le prends. Donc : l'inspiration n'existe pas. Pas plus que ces espèces de bombasses en toge qu'on appelle les muses. Non, niet, nada. On peut encore avoir quelques doutes sur les sirènes ou le Père Noël, qui sont des créatures de l'imaginaire, mais les muses, elles, sont des figures rhétoriques, et appartiennent donc exclusivement à l'ordre du discours. 

Je m'esssplique. La muse est une invention de l'Antiquité, une allégorie de l'inspiration artistique, c'est-à-dire de l'idée d'un souffle créateur transmis par les dieux vers l'homme-artiste. Mais les vieux Antiques aiment bien les allégories, et on peut aussi par exemple croiser l'Aurore aux doigts de rose, ou encore la Justice avec sa petite balance. Mais personne ne croit sérieusement que le juge attend l'avis de la fille aux yeux bandés pour donner son verdict. Le concept de l'inspiration n'est d'ailleurs pas vraiment lié au domaine de l'art tel que nous l'entendons aujourd'hui, mais plutôt à celui des rites avec lequel il se confond en partie. 

Au Moyen Âge, l’œuvre inspirée est encore le texte sacré. Le poète est un simple artisan qui ne prend même pas la peine de signer son œuvre... ou si peu ! Un nom parfois au détour d'un vers témoigne de ces inventeurs de nos "lettres modernes". La Renaissance découvre le concept d'individu et l'artiste, dans sa singularité, signe, mais il reste au service de son espèce. Ainsi Montaigne est un découvreur au même titre que Colomb ou De Vinci, seuls les territoires d'exploration changent. Le Grand Siècle glorifie la virtuosité langagière et les plus grandes œuvres sont des réécritures d’œuvres grecques (La Fontaine, Racine...) ou italiennes (Molières, Perrault...). La question de l'inspiration n'est toujours pas pertinente.

Il faut attendre le XIXe siècle pour la voir véritablement s'imposer à travers la figure du poète visionnaire. C'est un coup des Romantiques, bien sûr, et du renouveau mystique qui traverse le mouvement. C'est surtout une réaction au positivisme ambiant et une manière d'imposer sa spécificité dans un monde qui s'industrialise en rendant les discours (mots, images, sons) toujours plus accessibles, des deux côtés du schéma de la communication : émetteur et récepteur. À l'heure de l'ultra-alphabétisation, dans un monde où quiconque peut publier quelques phrases dans un journal local, qu'est-ce qui fait de moi un poète ? 

C'est une vraie question, et des tas de gens super-intelligents y ont réfléchi ou y réfléchissent en ce moment, mais la réponse de l'inspiration est à la fois la plus facile et la plus paralysante. Car évidemment, lesdites Muses ne se promènent en général pas chez n'importe qui, et par un tour de passe-passe linguistico-sociologique les élites deviennent les élus. Le concept d'inspiration participe ainsi à la confiscation du pouvoir symbolique que constitue la création artistique (Bourdieu Forever ♥).


Bref, l'inspiration, c'est l'opium du lecteur, alors au boulot !


Par contre je crois fort fort en l'imagination et en la poésie, qui sont deux choses très différentes, mais aussi très longues, donc ce sera pour un autre jour. Bonnes nuit les amis. Faites de doux rêves :-)

4 commentaires:

Marie-France Zerolo a dit…

Très bel article ^^ tu crois que je pourrais faire lecture de ta réponse en classe la prochaine fois?
Moi, à cette question, je me suis surprise à leur répondre que ça me venait ( l'inspiration) de la même façon et du même endroit que pour eux quand ils faisaient un dessin. Du coup ils comprennent vite puisqu'on partage la même expérience de création.

Alice Brière-Haquet a dit…

En effet, excellente idée Marie-France :-)

Dans le même genre, je copie-colle l'expérience de Cécile Roumiguière qu'elle a mis sur FB parce que je la trouve vraiment chouette :

"Quand on me pose cette question, j'aime bien raconter l'anecdote de cet enfant de Mafate (à la Réunion), un tout jeune de cinq ou six ans qui a répondu à ma place, gestes à l'appui, à la grande de CM2 qui me la posait :
« Ben... Dans le nez, l'inspiration, c'est dans le nez. »"

Ben oui :-P

Clémentine Beauvais a dit…

MERCI! moi aussi j'ai toujours envie de dire exactement ça. J'ai maintenant un article de blog parfait vers lequel renvoyer les gens qui me demandent...

Eva Chatelain a dit…

Merci Alice pour ces articles très intéressants !
Il m'arrive aussi d'utiliser le mot "inspiration" pour désigner l'origine de l'idée d'une illustration, par exemple.
Je n'y mets pas de connotation d'ordre divin, c'est plutôt parce que je ne vois pas d'autre terme pour signifier qu'une situation, un motif, une phrase ont déclenché l'envie de dessiner.
L'imagination, oui, mais je trouverais cela un peu prétentieux de dire : "Mon imagination m'a permis de transformer cette conversation en image." Pour moi, le mot "inspiration" permet de souligner le fait que les idées viennent de l'extérieur, même si cela demande de savoir les repérer et en faire quelque chose.
Aussi, je pense que c'est plutôt cela que se demandent vos lecteurs : Qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire ce livre ? Qu'est-ce qui vous a fait choisir de parler de ce thème en particulier ?
Mais c'est vrai que le terme "inspiration" n'est sans doute pas approprié.
Quoi qu'il en soit, je suis très admirative de vos articles et j'aime beaucoup le ton que vous employez :)