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vendredi 20 novembre 2015

De nos super-pouvoirs...


Petite merveille de Cali / Bloch chez Sarbacane


J’avais annulé ma seconde chronique sur les petits soucis identitaires et autres cors aux pieds de l’auteur jeunesse, en me disant qu’il y avait tout de même plus important en ce moment. Et finalement les « évènements » comme on dit pudiquement me rattrapent, avec un truc qui m’agace depuis fort longtemps et qui prend en ce moment des proportions screugneugnisantes.

Il s’agirait de nos super-pouvoirs d’auteurs, que grâce à nous, les enfants pourront construire un monde meilleur.

Primo, je trouve ça assez lâche de compter sur nos enfants. Le monde en question est actuellement sous notre responsabilité et on ferait bien de l’assumer. D’autant qu’on apprend par l’exemple et qu'il n’y a aucune raison historico-biologico-métaphysico-chépakoi pour que nos héritiers soient meilleurs que nous. C’est un peu comme de penser que fiston sera avocat parce que papa ne l’était pas. Fiston fumera des joints comme tout le monde plutôt que de bosser ses partiels, y a pas de raison. On peut croire au progrès, bien sûr (enfin moi j’y crois), mais c’est un truc lent, un truc qui se bosse dans le présent, au jour le jour, et qui ne peut par essence être remis à plus tard.

Deuzio, il faut arrêter de croire que quelqu’un qui lit est forcément quelqu’un de bien. Il existe d’authentiques connards professeurs de lettres et des illettrés extraordinaires. Et puis un livre n’est en soi qu’un média ! Un propos n’est pas nécessairement plus fin et plus humain parce qu’il est imprimé sur du papier… Là aussi un nombre incroyable d’absurdités ont connu (et connaissent et connaitront) l’honneur d’être imprimées.

Alors ?

Alors lire ouvre à l’altérité. Oui. Comme les autres arts, et comme nombre de médias qui se développent actuellement. Et l’altérité est en effet essentiel pour construire notre humanité, c’est-à-dire pour s’insérer et tisser des liens avec les autres humains.

Mais de quel humain parlons-nous ?

Il y a je crois deux types de constructions, deux degrés si l’on veut : d’une part la littérature instrumentale (les livres médicaments), celle qui donne les clefs du vivre ensemble pour renforcer une société, et d’autre part la littérature « artistique », qui est une expérience esthétique, un déplacement de focal, le vécu momentané d'un autre humanité. Ceci explique je pense qu’on puisse être touché par des œuvres par-delà les siècles, les continents, les connaissances, alors que la littérature simplement instrumentale a besoin de son contexte et perd vite son sens.

Les propositions de discours que nous voyons en ce moment se multiplier sur les réseaux sociaux appartiennent à cette catégorie. La presse a réagi avec une rapidité incroyable pour offrir aux parents des mots à transmettre à leurs enfants, c’était urgent et nécessaire, une trousse de  premier secours linguistique. Il me semble cependant dangereux d’en rester là, le risque étant celui de la propagande : une véritable œuvre se doit d’être polyphonique, complexe, ouverte. Elle ne répond pas aux questions mais en pose d’autres.

Je suis personnellement heureuse de voir l’identité nationale se ressouder, et le drapeau français se hisser enfin au nom de valeurs qui me sont chères, mais j’ai tellement peur que cette union se fasse encore contre « l’autre ». Les discours des enfants que j’ai rencontrés cette semaine disaient clairement le consensus qui s'est installé pour nier l’humanité des auteurs des attentats : ce sont des fous, des débiles, des monstres. Comment alors espérer tisser quoi que ce soit avec cette jeunesse, notre jeunesse, celle qui se radicalise et qui croit trouver en Daesh la place que la société française n’a pas su lui donner ? Comment apprendre aux enfants le vivre ensemble en pointant les « infiltrés » ?

Non la littérature jeunesse ne sauvera pas le monde, mais il me semble que nous avons la responsabilité des mots que nous employons parce que ce sont ceux que nos enfants emploieront demain. Nous n’avons pas de super pouvoirs mais nous pouvons user des fabuleuses armes de la nuance et du respect, et ne pas leur nier la complexité de l’Homme, de son Histoire, de celle qui les attend. Faire en sorte que nos liens se resserrent, mais qu’ils restent ouverts.

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